Anfertigung und Ausstrahlung heimlicher Filmaufnahmen ohne Einverständnis der gefilmten Person kann vom Grundrecht auf Meinungsfreiheit gedeckt sein

Der Europäische Gerichtshof für Menschenrechte (EGMR) entschied, dass die Anfertigung und Ausstrahlung heimlicher Filmaufnahmen – auch ohne Einverständnis der gefilmten Person – vom Grundrecht auf Meinungsfreiheit gedeckt sein kann. Dabei ging es allerdings um eine strafrechtliche Verurteilung von vier Journalisten durch ein schweizerisches Strafgericht. Die Journalisten hatten einen Fernsehbeitrag der Verbraucherschutzsendung “Kassensturz” des Schweizer Fernsehen zu verantworten.

Dabei wurde ein Versicherungsvertreter heimlich gefilmt. Hintergrund waren fragwürdige Methoden im Zusammenhang mit dem Abschluss von Versicherungsverträgen. Da die Journalisten verlässliche und präzise Informationen geboten hätten und dabei das Gesicht des gefilmten Versicherungsvertreters verpixelt hatten, entschied der EGMR zugunsten der Journalisten.

AFFAIRE HALDIMANN ET AUTRES c. SUISSE

 

(Requête no 21830/09)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

24 février 2015

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

En l’affaire Haldimann et autres c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 janvier 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 21830/09) dirigée contre la Confédération suisse et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Ulrich Mathias Haldimann (« le premier requérant »), Hansjörg Utz (« le deuxième requérant »), Mmes Monika Annemarie Balmer (« la troisième requérante ») et Fiona Ruth Strebel (« la quatrième requérante »), ont saisi la Cour le 3 avril 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants ont été représentés par Me R. Mayr von Baldegg, avocat à Lucerne. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent suppléant, M. Adrian Scheidegger, de l’unité Droit européen et protection internationale des droits de l’homme de l’Office fédéral de la Justice.

3.  Les requérants allèguent qu’ils ont été victimes d’une atteinte à leur droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention.

4.  Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5.  Le Media Legal Defence Initiative (MLDI) s’est vu accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement de la Cour).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6.  Les requérants sont nés respectivement en 1953, 1950, 1969 et 1969 et résident à Uster, Zürich, Bäretswil et Nussbaumen.

7.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.

8.  À la suite des rapports annuels de l’ombudsman du canton de Zürich pour l’assurance privée et des lettres reçues de téléspectateurs par la rédaction du « Kassensturz », une émission hebdomadaire de protection des consommateurs diffusée à la télévision suisse alémanique (SF DRS) depuis de longues années, et qui exprimaient leur mécontentement vis-à-vis des courtiers en assurances en mettant l’accent sur les approximations dont ils faisaient preuve dans le cadre de leurs activités, la troisième requérante, rédactrice de ladite émission, prépara un reportage sur les pratiques dans le domaine de la vente des produits d’assurance-vie.

9.  Elle convint, avec le rédacteur responsable de l’émission (le deuxième requérant), et avec le rédacteur en chef de SF DRS (le premier requérant), d’enregistrer des entretiens entre des clients et des courtiers en caméra cachée, pour prouver les insuffisances de ces derniers. Il fut décidé d’enregistrer ces entretiens dans un appartement privé, puis de les faire commenter par un spécialiste en assurances.

10.  La quatrième requérante, journaliste du SF DRS, convint d’un entretien avec un courtier en assurances de l’entreprise X, qui eut lieu le 26 février 2003. Elle prétendit être une cliente qui s’intéressait à la souscription d’un contrat d’assurance-vie. Dans la pièce où l’entretien devait avoir lieu furent installées deux caméras cachées audio-visuelles (Lipstickkameras), qui transmirent l’enregistrement de l’entretien dans une pièce voisine où se tenaient la troisième requérante et le spécialiste en assurances. Un caméraman et une technicienne se trouvaient également dans cette pièce, chargés d’enregistrer l’appréciation de l’entretien par l’expert.

11.  Une fois l’entretien achevé, la troisième requérante pénétra dans la pièce et se présenta en tant que rédactrice du « Kassensturz », en expliquant au courtier que l’entretien avait été enregistré. Le courtier lui répondit qu’il s’y attendait (« Das habe ich gedacht »). Elle lui dit qu’il avait commis des fautes capitales lors de l’entretien et l’invita à donner son avis, ce que ce dernier refusa.

12.  Par la suite, les premier et deuxième requérants convinrent de diffuser en partie l’entretien enregistré dans l’une des prochaines émissions du « Kassensturz ». Ils proposèrent à l’entreprise X de prendre position sur l’entretien et sur la critique exprimée et l’assurèrent que le visage et la voix du courtier seraient masqués et ne seraient dès lors pas reconnaissables. En effet, les requérants pixélisèrent le visage du courtier d’une façon telle que seule la couleur de ses cheveux et de sa peau étaient encore visibles après cette transformation de l’image, ainsi que ses vêtements. Sa voix fut aussi modifiée.

13.  Le 3 mars 2003, le courtier déposa une plainte civile auprès du tribunal de district de Zürich, visant à empêcher la diffusion de l’enregistrement litigieux. Cette plainte fut rejetée par une décision du 24 mars 2003.

14.  Le 25 mars 2003, des séquences de l’entretien du 26 février furent diffusées, le visage et la voix ayant été modifiés comme prévu. Une demande de mesures provisoires visant la protection des intérêts du courtier avait été rejetée la veille.

15.  Le 29 août 2006, le juge unique en matière pénale du district de Dielsdorf (canton de Zürich) acquitta les trois premiers requérants des soupçons d’écoute et enregistrement de conversations d’autres personnes au sens de l’article 179 bis, alinéas 1 et 2 du code pénal, et la quatrième requérante des soupçons d’enregistrement non autorisé de conversations au sens de l’article 179 ter, alinéa premier du code pénal.

16.  Aussi bien le Procureur général (Oberstaatsanwalt) du canton de Zürich que le courtier, en sa qualité de personne lésée, interjetèrent appel contre le jugement du 29 août 2006.

17.  Par un arrêt du 5 novembre 2007, le tribunal supérieur (Obergericht) du canton de Zürich condamna les trois premiers requérants pour avoir enregistré des conversations d’autres personnes au sens de l’article 179 bis alinéas 1 et 2 du code pénal et pour violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater, alinéas 1 et 2 du code pénal. La quatrième requérante fut condamnée pour l’enregistrement non autorisé de conversations au sens de l’article 179 ter alinéa 1 du code pénal et pour violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater, alinéa premier, du code pénal. Les trois premiers requérants furent condamnés, avec sursis, à quinze jours-amende à hauteur de 350 Francs suisses (CHF), 200 CHF et 100 CHF, respectivement, et la quatrième requérante fut condamnée à une peine de cinq jours-amende à hauteur de 30 CHF.

18.  Les requérants recoururent conjointement au Tribunal fédéral contre leurs condamnations, invoquant en particulier leur droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention. Selon eux, le recours au procédé incriminé était nécessaire pour atteindre le but visé.

19.  Par un arrêt du 7 octobre 2008, notifié au représentant des requérants le 15 octobre 2008, le Tribunal fédéral admit le recours dans la mesure où il concernait le chef d’accusation de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater du code pénal. Il estima qu’il y avait eu en l’espèce violation du principe d’accusation et violation des droits de la défense. Il renvoya l’affaire à l’instance inférieure.

20.  Le recours fut rejeté et entra en force de chose jugée pour le surplus. Le Tribunal fédéral considéra que les requérants avaient commis des faits tombant sous l’application de l’article 179 bis, alinéas 1 et 2 et de l’article 179 ter, alinéa 1 du Code pénal et rejeta la cause de justification invoquée par les requérants. La Haute Cour reconnut le grand intérêt du public à être informé des pratiques dans le domaine des assurances, qui était susceptible de peser plus lourd que les intérêts particuliers en jeu. Cependant, le Tribunal fédéral estima que les requérants auraient pu choisir d’autres moyens, moins attentatoires aux intérêts privés du courtier, par exemple des commentaires sur les rapports annuels de l’ombudsman, des interviews d’employés de ce dernier ou de clients insatisfaits. En outre, au lieu d’enregistrer l’entretien en caméra cachée, la journaliste aurait pu établir un procès-verbal, même si sa valeur probante aurait été évidemment moins frappante. Enfin, l’enregistrement d’un seul cas ne suffisait pas, selon le Tribunal fédéral, à donner des indices fiables sur les problèmes allégués. Dans ce domaine, les mauvais exemples étaient monnaie courante et de notoriété publique. La diffusion d’un seul cas ne permettait donc pas au public de tirer des conclusions globales concernant la qualité des conseils offerts par les compagnies d’assurances.

21.  Par un arrêt du tribunal supérieur du canton de Zürich du 24 février 2009, les requérants furent acquittés du chef d’accusation de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater du code pénal. Le tribunal réduisit donc légèrement les sanctions prononcées contre les requérants : les trois premiers requérants se virent infliger respectivement des peines pécuniaires de douze jours-amendes à CHF 350 (soit environ 290 euros (EUR)), CHF 200 (soit environ 160 EUR) et CHF 100 (soit environ 80 EUR) le jour, au lieu de quatorze jours-amende et la quatrième requérante une peine de quatre jours-amendes à 30 CHF le jour au lieu de cinq jours-amendes avec sursis et une période probatoire de deux ans. Les requérants ne recourent pas devant le Tribunal fédéral contre cet arrêt.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

22.  Les dispositions pertinentes du code pénal suisse sont libellées comme suit :

« Art. 179 bis : Écoute et enregistrement de conversations entre d’autres personnes

Celui qui, sans le consentement de tous les participants, aura écouté à l’aide d’un appareil d’écoute ou enregistré sur un porteur de son une conversation non publique entre d’autres personnes,

celui qui aura tiré profit ou donné connaissance à un tiers d’un fait qu’il savait ou devait présumer être parvenu à sa propre connaissance au moyen d’une infraction visée à l’al. 1,

celui qui aura conservé ou rendu accessible à un tiers un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

Art. 179 ter : Enregistrement non autorisé de conversations

Celui qui, sans le consentement des autres interlocuteurs, aura enregistré sur un porteur de son une conversation non publique à laquelle il prenait part,

celui qui aura conservé un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, ou en aura tiré profit, ou l’aura rendu accessible à un tiers, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire.

Art. 179 quater : Violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues

Celui qui, sans le consentement de la personne intéressée, aura observé avec un appareil de prise de vues ou fixé sur un porteur d’images un fait qui relève du domaine secret de cette personne ou un fait ne pouvant être perçu sans autre par chacun et qui relève du domaine privé de celle-ci,

celui qui aura tiré profit ou donné connaissance à un tiers d’un fait qu’il savait ou devait présumer être parvenu à sa propre connaissance au moyen d’une infraction visée à l’al. 1,

celui qui aura conservé une prise de vues ou l’aura rendue accessible à un tiers, alors qu’il savait ou devait présumer qu’elle avait été obtenue au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »

23.  Les passages pertinents de la Résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, adoptée par l’Assemblée parlementaire le 26 juin 1998, sont ainsi libellés :

« 10.  Il est donc nécessaire de trouver la façon de permettre l’exercice équilibré de deux droits fondamentaux, également garantis par la Convention européenne des Droits de l’Homme : le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.

11.  L’Assemblée réaffirme l’importance du droit au respect de la vie privée de toute personne, et du droit à la liberté d’expression, en tant que fondements d’une société démocratique. Ces droits ne sont ni absolus ni hiérarchisés entre eux, étant d’égale valeur.

12.  L’Assemblée rappelle toutefois que le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme doit protéger l’individu non seulement contre l’ingérence des pouvoirs publics, mais aussi contre celle des particuliers et des institutions privées, y compris les moyens de communication de masse.

13.  L’Assemblée considère que, tous les États membres ayant désormais ratifié la Convention européenne des Droits de l’Homme, et par ailleurs de nombreuses législations nationales comportant des dispositions garantissant cette protection, par conséquent, il n’est pas nécessaire de proposer l’adoption d’une nouvelle convention pour garantir le droit au respect de la vie privée. (…) »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

24.  Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

25.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

26.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Les requérants

27.  Les requérants soutiennent que les articles 179 bis et 179 ter du code pénal ne sont pas suffisamment prévisibles dans leurs effets. Selon eux, l’utilisation de la caméra cachée n’est nulle part réglée explicitement et la jurisprudence des tribunaux et les recommandations du Conseil suisse de la presse sont vagues. Le Tribunal fédéral essaye de censurer l’utilisation de la recherche et de la caméra cachée de manière absolue.

28.  Les requérants ajoutent que les articles 179 bis et 179 ter du code pénal ne protègent pas l’impartialité de la communication entre les personnes, ni les droits de la personnalité mais la confidentialité de la communication dans la sphère privée. En l’espèce, la conversation a eu lieu dans un appartement qui n’appartient pas au courtier et durant son temps de travail. En outre, il n’existait aucune relation spécifique de confiance entre le journaliste et le courtier. Selon eux, il n’est pas question de protection de la sphère privée et intime du courtier. Le fait que la voix et le visage du courtier ont été masqués change totalement la situation.

29.  Ils allèguent en outre qu’ils ont respecté les devoirs et les responsabilités qui leur incombaient dans ce cas de figure. Dans sa décision no 51/2007 le Conseil suisse de la presse a décidé que les recherches cachées sont autorisées si les informations sont dans l’intérêt public et si les informations ne peuvent pas être reçues par un autre moyen. Le sujet de l’émission qui visait à attirer l’attention du public sur les dysfonctionnements de l’assurance privée en Suisse présentait un intérêt supérieur public. En outre, les journalistes sont libres de choisir les moyens pour mener leurs investigations. La présentation réaliste était nécessaire dans ce cas de figure ; si les preuves avaient été falsifiées, le courtier aurait obtenu gain de cause dans le cadre d’une action civile. L’effet dissuasif est très important eu égard au caractère absolu de la solution du Tribunal fédéral. Le courtier a eu l’opportunité de se prononcer sur la critique des requérants après l’enregistrement et avant l’émission, ce qu’il a refusé.

b)  Le Gouvernement

30.  Le Gouvernement ne conteste pas que les condamnations litigieuses s’analysent en une « ingérence » dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression. Par contre, selon lui, cette ingérence était prévue par une loi claire et prévisible. L’article 179 bis protège la conversation effective et l’article 179 ter protège la parole spontanée. Tant la sphère intime et privée que le droit à ses propres image et parole sont protégés et correspondent au but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui.

31.  Le fait que la voix et le visage du courtier ont été masqués n’y change rien, de l’avis du Gouvernement, car la loi réprime l’enregistrement et la diffusion en tant que tels. En outre, ainsi que l’a établi le Tribunal fédéral, il n’est pas exclu que des proches ou des collaborateurs du courtier puissent le reconnaître et respectivement l’identifier. Le Gouvernement allègue par ailleurs qu’il n’y a aucune conséquence à tirer du résultat de la procédure civile nationale qui est indépendante de la procédure pénale et répond à une autre logique.

32.  S’agissant de la proportionnalité de la mesure, le Tribunal fédéral a estimé que l’utilisation d’une caméra cachée présente des similitudes avec les méthodes des autorités d’investigation secrète ou la surveillance de la correspondance par poste et télécommunication. Ces méthodes sont admissibles mais uniquement à des conditions très restrictives et pour des infractions très graves. Le Tribunal fédéral s’est bien prononcé in concreto dans le cas d’espèce et pas de manière générale. Il a reconnu qu’il existe un intérêt non négligeable du public d’être informé d’éventuelles insuffisances dans le domaine de la vente d’assurance-vie mais, qu’en l’espèce, le reportage n’a fait qu’illustrer des problèmes déjà connus sans révéler aucun de ces problèmes. Le journaliste aurait pu retranscrire l’entretien sans l’enregistrer ou encore utiliser d’autres moyens légaux, il ne lui appartenait pas de collecter des preuves absolues. Le Gouvernement soutient en outre que les requérants, en tant que journalistes expérimentés, ne pouvaient ignorer que le comportement réprimé les exposait à une sanction qui n’a pas été déraisonnable dans le cas d’espèce.

c)  Le Media Legal Defence Initiative (MLDI), tiers intervenant

33.  Le MLDI, tiers intervenant, souligne l’importance des moyens d’investigation secrets pour l’élaboration de certains types de reportage, notamment lorsqu’il est nécessaire de contourner l’image soignée d’organisations puissantes et sophistiquées ou pour entrer dans un monde clandestin dont l’accès est restreint. Utilisés avec éthique et de manière ciblée, ce sont des outils de dernier ressort qui permettent de dévoiler les vraies pratiques qui ne pourraient être identifiées de manière réaliste par d’autres moyens. Il existe une différence d’appréciation lorsque l’enregistrement se déroule en dehors du domicile ou du bureau de la personne enregistrée. Le MLDI souligne que de nombreux États européens acceptent en l’encadrant l’utilisation de moyens d’investigation secrets.

2.  Appréciation de la Cour

34.  Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation des requérants constitue une « ingérence des autorités publiques » dans leur droit à la liberté d’expression.

35.  Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

a)  Prévue par la loi

36.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V ; Vgt Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 52, CEDH 2001‑VI ; Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002‑II etMaestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A et Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998-II).

37.  S’agissant des circonstances de l’espèce, il n’est pas contesté que la condamnation des requérants est fondée sur un texte accessible, à savoir les articles 179 bis et 179 ter du code pénal suisse. En revanche, les requérants soutiennent que les normes légales ne sont pas prévisibles dans leurs effets parce que l’utilisation de la caméra cachée n’est expressément réprimée nulle part.

38.  La Cour constate que la divergence d’interprétation des parties concernant ces deux articles du code pénal suisse a uniquement trait à la finalité de ces mesures pénales, à savoir les éléments de la vie privée et de la personnalité qu’ils cherchent à protéger. Cependant, la Cour note que les requérants ne prétendent pas que le type de comportement punissable, tel que décrit dans les articles en question, manquait de clarté.

39.  Ainsi la Cour estime que les requérants, journalistes et rédacteurs, ne pouvaient ignorer, en leur qualité de professionnels d’émissions de télévision, qu’ils s’exposaient, en utilisant une caméra cachée, sans le consentement d’une personne objet d’un reportage et sans son autorisation pour diffuser ce reportage, à une sanction pénale.

40. En conclusion, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

b)  But légitime

41.  Le Gouvernement soutient que la condamnation des requérants visait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui, à savoir le courtier en assurances. Les requérants soutiennent que l’ingérence ne pouvait avoir un tel but dès lors que le courtier, dont le visage et la voix ont été masqués, n’a pas vu ses droits et sa réputation lésés.

42.  La Cour constate que l’image et la voix du courtier ont été enregistrées à son insu puis diffusées contre son avis, certes sous une forme anonymisée mais d’une manière péjorative, mettant à jour les conseils professionnels erronés divulgués par le courtier, dans une émission de télévision à forte audience.

43.  La Cour estime dès lors que la mesure litigieuse était susceptible de viser la protection des droits et de la réputation d’autrui, à savoir le droit du courtier à sa propre image, à sa propre parole ainsi que sa réputation.

c)  Nécessaire dans une société démocratique

i.  Principes généraux

44.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi d’autres,Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, CEDH 2004‑IV ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV).

45.  La Cour a, par ailleurs, souligné à de nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999‑III, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004‑XI). Bien que formulés d’abord pour la presse écrite, ces principes s’appliquent à n’en pas douter aux moyens audiovisuels (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 29).

46.  L’article 10 § 2 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même quand il s’agit de questions d’un grand intérêt général. Ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir une importance particulière lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires. À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de l’imputation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78, et Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 89, 1er mars 2007).

47.  Il y a également lieu de rappeler que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (Stoll c. Suisse [GC], no69698/01, § 102, CEDH 2007‑V). Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (ibidem, § 102).

48.  Lors de l’examen de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, et MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011).

49.  Par ailleurs, le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI ; Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 49, 15 novembre 2007 ; Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010 et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012,). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009).

50.  Dans sa jurisprudence antérieure la Cour a eu à traiter des affaires concernant des atteintes à la réputation personnelle de personnages publics (Axel Springer AG, précité). Elle rappelle avoir déjà établi six critères à analyser en cas de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et la gravité de la sanction imposée (Axel Springer AG, précité, §§ 90-95).

51.  La Cour s’est également prononcée sur des cas de diffamation ayant un rapport avec l’exercice professionnel d’un individu (s’agissant d’un médecin, Kanellopoulou c. Grèce, no 28504/05, 11 octobre 2007 ; s’agissant d’un directeur général d’une société subventionnée par l’État, Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, 19 juin 2012 ; s’agissant de magistrats, Belpietro c. Italie, no 43612/10, 24 septembre 2013).

52.   La présente espèce se distingue de ces précédents dans la mesure où, d’une part, le courtier n’était pas un personnage public bénéficiant d’une notoriété particulière et, d’autre part, le reportage litigieux ne cherchait pas à critiquer le courtier personnellement, mais visait certaines pratiques commerciales mises en œuvre au sein de la catégorie professionnelle à laquelle il appartenait (voir, a contrario, Kanellopoulou, précité). L’impact du reportage sur la réputation personnelle du courtier était par conséquent limité et la Cour prendra en compte cet aspect particulier de l’affaire dans l’application des critères dégagés dans sa jurisprudence.

53.  Par ailleurs, la Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 68).

54.  Dans des affaires comme la présente espèce, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par le journaliste qui a publié l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de cet article. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011 ; voir aussi le point 11 de la résolution de l’Assemblée parlementaire, paragraphe 23 ci-dessus). Dès lors, la marge d’appréciation devrait être en principe la même dans les deux cas.

55.  Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/0628957/0628959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011 et MGN Limited, précité, §§ 150 et 155).

ii.  Application au cas d’espèce

56.  La Cour doit d’abord établir si le reportage en question concernait un sujet d’intérêt général. La Cour observe d’emblée que le thème du reportage réalisé, à savoir la mauvaise qualité du conseil délivré par des courtiers en assurances privées, et donc une question de protection du droit des consommateurs en découlant, concernait un débat qui était d’un intérêt public très important.

57.  Pour la Cour, il est également important d’examiner si le reportage en cause était susceptible de nourrir le débat public sur le sujet (Stoll, précité, § 121). À cet égard, le Tribunal fédéral considère que si le sujet pouvait, en soi, relever d’un intérêt public s’il avait cherché à déterminer l’ampleur du phénomène, le reportage incriminé n’apportait aucun élément nouveau à la problématique de la mauvaise qualité des conseils. En outre, d’autres procédés, moins attentatoires aux intérêts du courtier, auraient permis d’aborder cette problématique. Aux yeux de la Cour, seule importe la question de savoir si le reportage était susceptible de contribuer au débat d’intérêt général et non de savoir si le reportage a pleinement atteint cet objectif.

58.  La Cour accepte dès lors qu’un tel article abordait un sujet relevant de l’intérêt général.

59.  La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61 CEDH 1999-IV ; Stoll, précité, § 106 ; Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V ; Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 40, 7 juin 2007).

60.  Certes, ainsi qu’elle l’a déjà dit, la Cour constate que le courtier filmé à son insu n’était pas un personnage public. Il n’avait pas donné son consentement à être filmé et pouvait donc « raisonnablement croire au caractère privé » de cet entretien (voir, mutatis mutandis, Halford c. Royaume-Uni, 25 juin 1997, §§ 44 et 45, Recueil des arrêts et décisions 1997-III et Perry c. Royaume-Uni, no 63737/00, §§ 36-43, CEDH 2003-IX). Cependant, le reportage litigieux n’était pas focalisé sur la personne du courtier mais sur certaines pratiques commerciales mises en œuvre au sein d’une catégorie professionnelle. En outre, l’entretien ne s’était pas déroulé dans les bureaux du courtier ou autre local professionnel (a contrario et mutatis mutandis, Chappell c. Royaume-Uni, 30 mars 1989, § 51, série A no 152-A ; Niemietz, précité, §§ 29-33 ; Funke c. France, 25 février 1993, § 48, série A no 256-A ; Crémieux c. France, 25 février 1993, § 31, série A no 256-B ; et Miailhe c. France (no 1), 25 février 1993, § 28, série A no 256-C). La Cour considère donc que l’atteinte à la vie privée du courtier est moins importante que si le courtier avait été visé en personne et exclusivement par le reportage.

61.  Le mode d’obtention des informations et leur véracité jouent, eux aussi, un rôle important. La Cour a déjà jugé, en effet, que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I ; Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78 ; Stoll, précité, § 103, et Axel Springer AG, précité, § 93). La Cour observe que si les parties se réfèrent à différentes sources, elles s’accordent néanmoins, en substance, sur le fait que l’utilisation de la caméra cachée n’était pas prohibée de manière absolue en droit interne, mais qu’elle pouvait être autorisée à des conditions strictes (voir respectivement §§ 29 et 32 ci-dessus). Selon elles, une telle utilisation n’était permise que lorsqu’il existe un intérêt public prépondérant à la diffusion des informations et pour autant que les informations obtenues ne puissent pas l’être d’une autre manière. La Cour a déjà établi que le sujet du reportage répondait à une question d’intérêt général. Ce qui est important aux yeux de la Cour, à ce stade, c’est l’analyse du comportement des requérants. À cet égard, si la Cour estime que le courtier peut légitimement s’être senti leurré par les requérants, elle est néanmoins d’avis qu’on ne peut leur reprocher un comportement délibérément contraire aux règles déontologiques. Ces derniers n’ont en effet pas ignoré les règles journalistiques telles que définies par le Conseil suisse de la presse (voir § 29 ci-dessus) limitant l’usage de la caméra cachée mais ont plutôt conclu – à tort selon la plus haute juridiction suisse – que l’objet de leur reportage devait les autoriser à faire usage de la caméra cachée. La Cour note que cette question n’a pas fait l’unanimité au sein même des juridictions suisses, qui ont, en première instance, acquitté les requérants de toute condamnation pénale. Partant, la Cour est d’avis que les requérants doivent bénéficier du doute quant à leur volonté de respecter les règles déontologiques applicables au cas d’espèce, s’agissant du mode d’obtention des informations.

62.  S’agissant à présent des faits présentés, leur véracité n’a jamais été contestée. Qu’il ait été plus intéressant pour les consommateurs, comme l’allègue le Gouvernement, d’exposer l’ampleur des problèmes dénoncés plutôt que leur nature, ne change rien à cette constatation.

63.  La Cour rappelle ensuite que peuvent entrer en ligne de compte la façon dont un reportage ou une photo sont publiés et la manière dont la personne visée y est représentée (Wirtschafts-Trend Zeitschriften-Verlagsgesellschaft m.b.H. c. Autriche (no 3), nos66298/01 et 15653/02, § 47, 13 décembre 2005 ; Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 42, 15 janvier 2009 ; et Jokitaipale et autres c. Finlande, no 43349/05, § 68, 6 avril 2010). En outre, l’ampleur de la diffusion du reportage et de la photo peut, elle aussi, revêtir une importance, selon qu’il s’agit d’un journal à tirage national ou local, important ou faible (Iltalehti et Karhuvaara c. Finlande, no 6372/06, § 47, 6 avril 2010).

64.  Dans le cas d’espèce, la Cour constate que les requérants ont enregistré un entretien contenant les images et le son d’une prétendue négociation entre le courtier et la journaliste. De l’avis de la Cour, l’enregistrement en lui-même n’a porté qu’une atteinte limitée aux intérêts du courtier, puisque seul un cercle restreint de personnes ont eu accès audit enregistrement, ce que le Gouvernement admet.

65.  Cet enregistrement a été diffusé ensuite sous forme de reportage, particulièrement péjoratif à l’égard du courtier, comme la Cour l’a déjà relevé. Quoique brève, la diffusion de séquences de l’enregistrement était susceptible de porter une atteinte plus importante au droit du courtier à sa vie privée, puisque de nombreux téléspectateurs – environ dix mille selon le Gouvernement – ont pu en prendre connaissance. Or, la Cour ne méconnaît pas que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (Jersild, précité, § 31). L’audience a ainsi pu se forger sa propre opinion sur la qualité des conseils et sur le manque de professionnalisme du courtier. Cela étant, il est déterminant en l’espèce que les requérants ont pixélisé le visage du courtier d’une façon telle que seule la couleur de ses cheveux et de sa peau transparaissait encore après cette transformation de l’image. Sa voix a elle aussi été modifiée. De la même manière, la Cour souligne que si les vêtements du courtier étaient visibles, ceux-ci ne présentaient pas non plus de signe distinctif. Enfin, l’entretien ne s’est pas déroulé dans des locaux que le courtier fréquente habituellement.

66.  La Cour estime dès lors, au vu des circonstances de l’espèce, que l’ingérence dans la vie privée du courtier, qui a renoncé à s’exprimer sur l’entretien, n’est pas d’une gravité telle (A. c. Norvège, précité) qu’elle doive occulter l’intérêt public à l’information des malfaçons alléguées en matière de courtage en assurances.

67.  Enfin, quant à la gravité de la sanction, la Cour doit tenir compte de sa nature et de sa lourdeur. Il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (Stoll, précité, §§ 153-154). En l’espèce, bien que les peines pécuniaires de douze jours-amendes pour les trois premiers requérants et de quatre jours-amendes pour la quatrième requérante soient d’une relative légèreté, la Cour estime que la sanction prononcée par le juge pénal peut tendre à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques (Stoll, précité, § 154), et ce, même si les requérants n’ont pas été privés de la possibilité de diffuser leur reportage.

68.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la mesure litigieuse n’était pas, en l’espèce, nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

69.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

70.  Les requérants n’ont pas présenté de demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer d’indemnité à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

 

2.  Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith              Işıl Karakaş
Greffier              Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

A.I.K.
S.H.N.

 

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

1.  À mon regret, je ne peux pas suivre la majorité dans sa conclusion qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 10 de la Convention.

2.  Cette affaire concerne la condamnation au pénal de quatre personnes, journalistes et rédacteurs, pour avoir enregistré en secret une conversation de l’une d’entre elles avec un courtier d’assurances et pour avoir diffusé certaines parties de cette conversation, sous forme « anonymisée », à la télévision.[1]

Les condamnations sont fondées sur deux articles du code pénal suisse. En ce qui concerne les trois premiers requérants, qui n’avaient pas pris part eux-mêmes à la conversation avec le courtier, les délits « en question étaient l’enregistrement d’une conversation non publique entre d’autres personnes, sans leur consentement (art. 179bis, al. 1), et la communication à des tiers d’un fait obtenu au moyen d’un tel enregistrement (art. 179bis, al. 2). En ce qui concerne la quatrième requérante, qui s’était présentée comme une cliente et s’était entretenue avec le courtier, le délit consistait en l’enregistrement d’une conversation non publique par l’un des participants, sans le consentement de son interlocuteur (art. 179ter, al. 1).

Ces délits ont une portée générale. Le code pénal n’y vise pas spécialement les journalistes. L’enregistrement et la diffusion d’une conversation non publique sont interdites quelle qu’en soit la finalité, journalistique ou autre.

3.  Il me semble utile de rappeler comment le Tribunal fédéral a abordé l’affaire.

Devant tous les degrés de juridiction, les requérants faisaient valoir à titre principal que les dispositions précitées du code pénal ne leur étaient pas applicables, au motif qu’il ne s’agissait pas d’une conversation « non publique ». Le Tribunal fédéral a rejeté ce point de vue. Selon lui, les faits reprochés aux requérants tombaient, objectivement et subjectivement, dans le champ d’application des dispositions précitées. Ce faisant, le Tribunal fédéral a explicitement considéré qu’une conversation pouvait être protégée par les articles 179bis et 179ter du code pénal, quand bien même celle-ci n’aurait pas pour sujet le domaine « secret ou privé » des participants.[2] Sur ce point, les articles 179bis et 179ter présentaient, selon lui, une analogie avec l’article 179, qui protège le secret de la correspondance, indépendamment du contenu de celle-ci. J’en conclus que les articles 179bis et 179ter visent à protéger de manière générale la confidentialité de toute conversation de caractère privé.

Devant les juridictions internes, les requérants s’appuyaient à titre subsidiaire sur la liberté d’opinion et d’information et sur la liberté des médias pour invoquer une cause de justification, à savoir la défense d’intérêts légitimes. Ils estimaient que le procédé suivi par eux était nécessaire pour préserver des intérêts légitimes supérieurs. Plus précisément, ils soutenaient que l’enregistrement et la diffusion d’une conversation réelle étaient nécessaires pour pouvoir démontrer au public l’existence d’abus généralisés entourant les conseils donnés par des courtiers en assurances.

Ce moyen de défense a lui aussi été rejeté par le Tribunal fédéral. Le Tribunal a tout d’abord rappelé que la défense d’intérêts légitimes suppose que l’acte délictuel soit un moyen nécessaire et adéquat pour atteindre un but légitime, que cet acte constitue même la seule voie possible pour atteindre ce but, et que le bien juridique protégé par l’interdiction légale pèse moins lourd que celui que l’auteur de l’acte cherchait à préserver. Il a admis ensuite, avec les requérants, que l’objectif d’informer le public de l’existence d’abus liés aux conseils donnés dans le domaine des assurances constitue un intérêt légitime. Il a également reconnu la situation particulière des journalistes, qui peuvent invoquer la liberté des médias. S’il estimait néanmoins que le moyen de défense n’était pas fondé, c’est parce qu’il était d’avis que, dans les circonstances particulières de l’affaire, le procédé de l’enregistrement et de la diffusion d’une conversation particulière avec un courtier particulier, à l’insu de ce dernier, n’était pas un moyen « nécessaire » pour atteindre le but invoqué. Selon le Tribunal fédéral, ce but pouvait également être atteint par d’autres moyens, dans le respect de la loi pénale.[3]

C’est donc essentiellement sur la base d’une interprétation des conditions posées par le droit interne quant à l’invocabilité par les requérants de la cause de justification en question et d’une évaluation en fait de leur comportement que le Tribunal fédéral est arrivé à la conclusion que la condamnation des requérants était légalement justifiée.

4.  La majorité estime que le but légitime poursuivi par l’ingérence était « la protection des droits et de la réputation d’autrui, à savoir le droit du courtier à sa propre image, à sa propre parole ainsi que sa réputation » (paragraphe 43 de l’arrêt).

Ce point de départ conduit la majorité à voir dans l’affaire un conflit entre deux droits fondamentaux : la liberté d’expression des requérants, d’une part, et le droit au respect de la vie privée du courtier, d’autre part. Logiquement, elle applique alors les critères que la Cour a posés pour de tels conflits dans l’affaire Axel Springer AG (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 89-95, 7 février 2012), mentionnée au paragraphe 50 de l’arrêt. Les deux droits en cause n’ont toutefois pas, selon la majorité, un poids comparable. Une importance particulière est reconnue à la liberté d’expression, eu égard à la question d’intérêt général qui était l’objet du reportage (paragraphes 56-59 de l’arrêt). Il n’en va pas de même du droit du courtier au respect de sa vie privée. Au paragraphe 64, la majorité estime, concernant l’enregistrement, qu’il n’a porté qu’une atteinte limitée aux intérêts du courtier, étant donné que seul un cercle restreint de personnes y avaient eu accès. Au paragraphe 65, elle ajoute, concernant la diffusion de l’enregistrement, que les requérants ont pris des mesures pour faire en sorte que le courtier soit moins reconnaissable par les téléspectateurs. Elle en tire les conclusions au paragraphe 66 : elle estime que « l’ingérence dans la vie privée du courtier (…) n’est pas d’une gravité telle (…) qu’elle doive occulter l’intérêt public à l’information des malfaçons alléguées en matière de courtage en assurances ».

À mon regret, je ne peux pas partager cette façon de voir les choses. Comme il résulte de l’arrêt du Tribunal fédéral, les articles 179bis et 179ter visent à protéger non pas la vie privée de certains individus, mais la confidentialité en général des conversations non publiques (voir paragraphe 3 ci-dessus). À mon avis, l’affaire touche beaucoup plus à la « défense de l’ordre » (public) qu’à la « protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Il ne me semble donc pas justifié d’appliquer les critères de l’arrêt Axel Springer AG (voir paragraphes 56-67 de l’arrêt). Le raisonnement à suivre dans la présente affaire devrait à mon avis se rapprocher plutôt de celui développé dans l’affaire Stoll (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, CEDH 2007‑V), mentionnée au paragraphe 47 de l’arrêt. Cette dernière affaire concernait un conflit entre la liberté d’expression et la préservation du caractère confidentiel de certaines données. Comme dans l’affaire Stoll, la considération d’intérêt général défendue dans la présente affaire par les autorités judiciaires touchait à l’ordre public, concrétisé dans la loi pénale, et non pas à de simples intérêts privés.

Il est vrai que le Gouvernement s’est borné à invoquer le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui (voir paragraphe 41 de l’arrêt). Toutefois, dans les circonstances particulières de l’affaire, où le but invoqué par le Gouvernement ne cadre pas très bien avec les motifs de l’arrêt du Tribunal fédéral, j’estime que la Cour n’est pas liée par la ligne de défense adoptée par le Gouvernement. Le cas échéant après avoir invité les parties à se prononcer sur la possibilité de prendre également en considération le but de la défense de l’ordre, elle devrait pouvoir se concentrer sur ce dernier but.

5.  Quant à l’examen de la nécessité de l’ingérence, je peux être bref.

Comme il est reconnu par la majorité, « les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun » (Stoll, précité, § 102, cité au paragraphe 47 du présent arrêt). La question est de savoir si on se trouve en l’espèce devant une situation exceptionnelle. Une telle situation ne saurait résulter que du poids prépondérant de la liberté d’expression.

J’admets que le reportage portait sur un sujet d’intérêt général et que la liberté d’expression jouit d’un haut degré de protection. Toutefois, à mon avis, l’intérêt protégé par les dispositions légales en cause, à savoir la protection de la confidentialité des conversations de caractère privé, avait elle aussi un poids non négligeable (paragraphe 4, ci-dessus).

Reste alors la difficile mise en balance des intérêts. Sur ce point, les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation. En estimant que le comportement adopté par les requérants ne pouvait pas être excusé par une cause de justification, donc par un motif permettant de désobéir à la loi pénale, le Tribunal fédéral ne me semble pas s’être livré à une appréciation arbitraire ou manifestement déraisonnable. Eu égard aux intérêts en jeu, la condamnation des requérants ne me semble pas non plus constituer une mesure disproportionnée au but légitime visé par la loi, de sorte qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

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